Bonjour à tous !
« Le roi devenu fou » de Théodore Monod, article publié dans le Nouvel Observateur de Juin 1972.
« Ce qu’on appelle la crise de l’environnement est tout simplement le résultat d’une violation sans cesse aggravée des lois de l’écologie, fondées sur l’interdépendance des êtres vivants entre eux et avec leur milieu physique, c’est-à-dire sur la notion d’équilibres naturels. Un rapide coup d’œil sur les étapes de la situation de l’homme au sein de la biosphère, face aux autres éléments de la communauté biologique, peut aider à prendre une vue d’ensemble.
Dans une première phase, l’homme reste un prédateur parmi d’autres, occupant une modeste place dans sa biocénose originelle ; ses prélèvements sur le milieu demeurent comparables à ceux des autres parties prenantes : le lion, le guépard, les autres singes. Mais avec le perfectionnement de ses techniques d’acquisition, avec le biface, la flèche, le feu, son efficacité s’accroît sensiblement. Avec la révolution néolithique apparaît l’animal domestique, la céréale cultivée, la poterie, la ville, le palais, le temple, la boutique, l’entrepôt, la caserne, le bordel et la prison : la civilisation est en marche…
Si, à l’origine, un certain équilibre pouvait subsister entre le potentiel de destruction de l’homme et les capacités de récupération du milieu naturel, la balance, désormais, penchera de plus en plus en faveur de l’agresseur. Le processus de déséquilibre entre le potentiel de destruction de l’homme et les capacités de récupération du milieu naturel est dès lors engagé : il mènera tout droit à la bombe atomique et aux autres merveilles que nous prépare une technologie emballée, devenue une fin en soi et médiocrement soucieuse, jusqu’ici, de ce qui devrait tout de même compter : l’homme [et tout le vivant, devrions-nous ajouter].
Une idéologie belliqueuse et orgueilleuse, la mythologie d’un « roi de la création » chargé de conquérir, de dominer, sans souci des droits des autres êtres vivants, devaient nous permettre de ravager la planète en toute bonne conscience. Et d’autant plus facilement que la religion du profit allait rendre licite n’importe quel méfait du moment que l’assurance d’un gain venait l’absoudre, voire le sanctifier.
Dès lors, quoi d’étonnant si la production, l’industrialisation, le gigantisme humain, la croissance économique, sont tenus pour des vertus axiomatiques ? Au point que l’on en arrive — et qui ne voit là la condamnation par l’absurde de tout le système ? — à faire les choses non parce qu’elles ont été mûrement réfléchies et reconnues bénéfiques au développement de l’homme sous ses divers aspects [et à sa cohabitation harmonieuse avec l’ensemble du vivant, avec le monde naturel, devrait-on ajouter], mais uniquement parce qu’elles sont possibles (et qu’on les espère « rentables »). On fera l’avion supersonique pour la seule raison qu’on peut le faire : est-ce raisonnable, est-ce digne d’un Homo qui ose se prétendre sapiens ?
Les aberrations écologiques qu’entraîneront ces beaux (et lucratifs) principes, on ne les connaît que trop. Il suffit d’ouvrir les yeux pour juger de l’étendue des désastres déjà consommés et de ceux que de fructueuses complicités sont en train de nous préparer. « Jamais on n’a tant parlé de protéger la nature. Jamais on n’a tant fait pour la détruire », remarquait Philippe Saint-Marc, auteur du courageux ouvrage « Socialisation de la nature ». Ce n’est que trop vrai : partout, projets insensés, dégâts stupides, sites défigurés, sournoise montée d’une inexorable marée de déchets et de détritus, pollutions de toute sorte, menaces en tout genre, y compris celle dont il est de mauvais goût de trop parer, celles de la radioactivité, par exemple, ou du tabac cancérigène d’État. […]
La grosse industrie, les grands pollueurs, devant l’émotion enfin soulevée dans le public par leurs excès, se trouvent désormais sur la défensive et réagissent de plusieurs façons. D’abord par d’habiles plaidoyers, inconcevables, parce qu’alors inutiles, il y a seulement quelques dizaines d’années. On condamne en bloc les tenants d’une « vague mythologie manichéenne », les rousseauistes, les passéistes, les amateurs de « rêve bucoliques » ou de « pureté champêtre », les sentimentaux, bref tous ceux qui ont l’impertinence, ces impies, de refuser d’adorer le Veau d’or, le Fric-Jéhovah ou Sainte Production. Au besoin, on les accusera de vouloir revenir à l’ère préindustrielle, alors qu’ils osent justement penser à l’avance l’ère postindustrielle, qui pourrait bien venir plus tôt que certains ne l’imaginent ou le souhaitent. Puis on tente de minimiser les faits ou d’en émasculer la signification : n’y a-t-il pas eu, de tout temps, une érosion naturelle ? Des espèces animales n’ont-elles pas déjà disparu sans intervention de l’homme ? Comme si des phénomènes d’ordre géologique, à l’échelle de millions d’années, pouvaient avoir quoi que ce soit de commun avec les dégâts des pétroliers, des princes du béton ou des rois de la bauxite !
On va d’ailleurs plus loin, en tentant de vastes opérations de « dédouanement » publicitaire, par exemple par la fondation de prix pour encourager la protection de la nature ou par des subventions aux sociétés luttant pour la défense de l’environnement — qui, d’ailleurs, n’étant pas prêtes à accepter de l’aide de n’importe qui, exigent que l’on montre d’abord « patte blanche ». À en croire certaines de ces firmes puissantes, c’est tout juste si leur souci majeur, essentiel, primordial, ne serait pas devenu la protection de l’environnement, le reste — profits, dividendes, etc. — n’étant désormais que secondaire. […]
Autre argument : tout le monde pollue, le vrai coupable c’est vous, c’est moi, c’est la ménagère, plutôt que l’usine. Certes, nous sommes tous peu ou prou responsables, mais qui nous a vendu le détergent non biodégradable, l’herbicide, l’essence, l’emballage en plastique ? [Et surtout, faudrait-il ajouter : comme si nous vivions en démocratie, comme si nous voulions tous et étions tous également responsables de l’ordre établi, de l’organisation sociale dominante, comme si nous n’étions pas, nous qui ne détenons aucun pouvoir décisionnaire dans la société industrielle, entièrement dépossédés de tout pouvoir sur nos existences et sur les sociétés de masse dans lesquelles nous sommes piégés].
L’environnement, les équilibres écologiques, etc., deviennent une tarte à la crème : de hauts personnages en ont, sans rire, plein la bouche, de ces mots qu’ils ignoraient il y a six mois. Mais c’est à la mode de cela « fait bien ». […] On ne luttera plus, désormais, pour incarner dans la pratique une véritable conscience écologique — et cette nouvelle morale de l’environnement qui nous manque encore si cruellement — sans se heurter aux puissants et aux profiteurs menacés dans la poursuite de leurs fructueux méfaits.
On n’y insistera jamais trop : le combat pour l’environnement et pour la qualité de la vie débouchera nécessairement, très vite, sur des questions de principes et de finalités, donc de choix. Ce n’est pas un arrêté de plus par-ci par-là, plus ou moins appliqué d’ailleurs, qui renversera la vapeur et obligera le convoi emballé à ralentir puis à bifurquer. Allons-nous indéfiniment accepter, toujours et partout, que le « plus » se voit préférer au « mieux », la quantité à la qualité, l’argent à la vie ? Après tout, qu’est-ce qui compte vraiment : « avoir » ou « grandir » ? Continuer à saccager allègrement la planète et refuser la barbarie mal camouflée d’une civilisation dont le fragile vernis s’écaille au moindre choc, ou bien accepter d’entrer dans une troisième phase de l’histoire des relations homme-nature, celle de la réconciliation ? […] »
Pas pris une ride !
Malheureusement..., car pendant le désastre les affaires continuent, n'est-ce pas !