voici une autre petite histoire tirée à la fois de mes observations et de la littérature...
La mémoire des Nénuphars…
Mouais… C’est comme ça que les autres m’appellent. Je sais, c’est un nom ridicule, le genre de nom qu’on ne choisit pas mais qui vous choisit… Moi je voulais m’appeler Henry ! Raté.
Alors, vous pourriez légitimement demander pourquoi ce foutu nom m’a choisi ? C’est simple, une fois toutes les quelques générations, un Nénuphar nait avec toute la mémoire de l’espèce, et c’est tombé sur moi. Moi je voulais être un nénuphar comme les autres, avoir une enfance insouciante, une vie simple, entouré de mes enfants… Au lieu de ça, j’ai été affligé d’un Destin ! A moi les nuits de fiévreuses réflexions, les angoisses mortifères, les discours sans fin… Foutu Destin !
Avec un nom pareil, vous pourriez penser que je suis une sorte d’intello confiné avec ses semblables…, une petite chose fragile et universitaire, bien coupée du réel. Tu parles ! Je suis solidement enraciné dans mon marais natal, mes feuilles bien conformes flottant à la surface, faisant monter aux travers des eaux, année après année, mes fleurs de nacre ; exactement comme mes frères de race. Si je suis unique en mon espèce, la seule autre activité qui s’ajoute à ma nénupharité native, c’est que je raconte à qui veut l’entendre notre histoire, nos victoires, pourquoi et comment nous avons été à l’origine d’une révolution.
Pour savoir qui nous sommes, il faut savoir d’où nous venons ! Vous ne faites pas ça vous autres bipèdes ?
Non !
Pauvres de vous, vous avez dû oublier d’où vous venez. C’est peut-être pour ça que vous détruisez tout : vous êtes orphelins de vous-mêmes…
Notre cas t’intéresse ?
Ok, allons-y alors !
Il y a très longtemps, au moment où l’Afrique s’est séparée du reste du monde*, nos ancêtres se sont retrouvés isolés dans un marigot où ils ont eu la chance de pouvoir prendre leur destin en main à partir d’une seule invention : la fleur aérienne !
Il faut savoir que jusqu’à nous, la fleur était aquatique, le transport de son pollen confié aux courants**. Mais cette invention de la fleur flottante a bien failli causer notre perte, car les fécondations étaient toujours accidentelles. Une grenouille saute en panique, rebondit sur la fleur, quelques grains de pollen tombent sur le pistil et un fruit consanguin se forme, qui germe ou ne germe pas… Cette consanguinité a fini par nous donner une forme très différente de ce que nous étions initialement.
Conscients du danger, nos ancêtres se sont mis à travailler d’arrache pied pour attirer les animaux les plus nombreux de notre environnement direct : les mouches !
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Le plus doué de nos biochimistes, de cette période où notre survie était en jeu, voulait à toute force reproduire l’odeur de la diarrhée de dinosaure. Vous voyez le genre d’odeur ? Une bonne vieille odeur fétide qui attire les mouches à des hectares à la ronde. Mais visiblement, il n’était pas si doué. Au lieu d’atteindre cet objectif, il fit une sorte de mélange sucré qui sentait vaguement la viande… Lamentable, non ?
Mais à sa grande surprise, et à celle de tout notre peuple, il attira une sorte de guêpe… qui fit le job ! Elle transporta le pollen d’une fleur vers les autres et toute notre espèce finit par être contaminée par le gène du nectar douçâtre. Vous me direz que c’est mieux que de sentir la merde… Je n’en disconviens pas. C’est juste pour dire que la volonté du chercheur compte moins que ses découvertes accidentelles et qu’il a ensuite l’air complètement ridicule au vue des ses grands discours précédents. Notre génialissime inventeur, vrai père de notre révolution, finit lamentablement ses jours, comme un vieillard ressassant sans cesse ses espoirs perdus tout en s’enivrant de son propre nectar fermenté.
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Injustice du succès accidentel. Soit !
D’autant plus injuste que, finalement au fil du temps, nous avons exercé une pression biochimique sur nos serviteurs insectoïdes pour en arriver à notre plus grande réussite de domestication par la séduction : l’abeille !
D’aucun parleraient de coopération, mais qui a tissé les liens ? Hein, je vous le demande. Qui a poussé l’autre dans cette spécialisation outrageuse ? Qui a manipulé l’autre à ses fins ?
Car nous ne nous sommes pas arrêtés là, riches de notre succès, nous avons engendré sans relâche une descendance de nouvelles formes de plantes à fleurs, de plus en plus nombreuses***. Le plus grand nombre s’affranchissant même de l’immersion aquatique, allant jusqu’à coloniser les montagnes, les déserts… C’est ainsi que nous, les Nénuphars, nous avons changé le monde, faisant du pollen des fleurs aériennes, un vecteur sûr de reproduction en mettant à notre disposition par la plus simple des manipulations des espèces animales futilement mobiles, dont une espèce coloniale infatigablement travailleuse.
L’abeille dont vous faite si peu de cas de nos jours, vous les humains, est devenue la servante de toutes les plantes à fleurs qui ne se sont pas trop éloignées de notre constitution initiale : un tiers tout de même de toutes celles qui existent encore aujourd’hui !
Et justement, au moment où je vous parle, nous sommes en danger. Car en exterminant les abeilles non seulement vous attentez à votre propre survie, mais aussi à la notre. Sans abeilles, que deviendraient, que deviendront les Nénuphars ?
Bien sûr nous sommes fiers du long chemin parcouru, de la diversité que nous avons engendré. Bien sûr nous sommes fiers d’avoir été des précurseurs, des créateurs d’avenir. Mais au-delà de cette fierté légitime, nous sommes aussi foutrement inquiets.
Face à cette inquiétude, pour la première fois, la connaissance de notre histoire ne nous est d’aucun secours. Car toutes les espèces mobiles auxquelles nous avons été confrontés possédaient le sens de leur propre survie.
Que pouvons-nous faire face à cette anomalie d’une espèce complètement suicidaire ?
Que pourrions-nous faire…
Que faire…
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Notes :
* Dans les 130 millions d’années.
** Véridique !
*** Les Nymphaeales sont un groupe basal des plantes à fleurs.
PS Pour ceux que cela intéresse, j’ai écrit ici même, en 2015, de petits articles d'informations/réflexions au sujet de l’apparition du couple Plantes à fleurs aériennes/hyménoptères pollinisateurs (abeilles).
On peut aussi utilement consulter ici même le magnifique sujet de Catherine sur Nuphar lutea et son pollen ainsi que les miens : plante et pollen immature.
