Salut
Je m’appelle Dip. Mon nom complet est bien long et compliqué. Et puis il rappelle trop son étranger en ces temps de xénophobie décomplexée. Alors c’est simplement Dip.
Je suis un lichen comme les autres avec une histoire qui ressemble à tellement d’autres qu’il ne me serait jamais venu à l’idée de la raconter, sans le doute qui me taraude dans mon grand âge.
Et je suis un menteur pathologique…
Je ne peux m’en empêcher. Je n’ai pas écrit 5 lignes que j’ai déjà sorti deux énormités. « Je m’appelle… », Connerie, je ne m’appelle jamais ! Ce sont les autres qui m’appellent… « Un lichen comme les autres », me faite pas marrer, je suis tout sauf un lichen comme les autres…, comme vous vous allez le voir dans ce qui suit.
Je suis né dans la rue, dans le ruisseau pour ainsi dire. Et j’en ai souffert terriblement, jalousant ces familles unies, ces fratries tendrement bichonnées par une mère aimante. Tout ces bourges nourris, logés, gavés d’amour et abrutis par l’école de la propagande des bonnes manières du « Comment devenir un bon Lichen ! ». Ces glands imbus d’eux-mêmes qui ne se rendaient même pas compte que sous prétexte d’éducation leurs parents inhibaient leur développement.
Ouais, je peux dire que j’en ai chié ! Rejeté par les uns, « Toi t’es même pas un vrai Lichen, tu n’as pas d’algues ! », rejeté les autres, les vrais Ascos, « C’est ça que t’appelles un mycélium… Ha, ha ha…, laisse moi rire ! »
Toutes ces incessantes humiliations ont stimulé ma colère. Alors, j’ai volé, truandé, assassiné et puis je me suis bâti une façade respectable allant jusqu’à m’inventer une famille, avec photos à l’appui…
Tiens, par exemple cette photo que j’ai mise en toute première position, dans mon album de famille inventée, et qui est censée me représenter bébé…
Et bien cette photo de bébé tout juste sorti de sa Soralie de mère, je l’ai piquée à une voisine, une Lépraria à l’innombrable descendance, une de ces mère prolifique à côté de laquelle une lapine fait figure de championne du planning familial !
Et personne n’y a jamais vu que du feu, car rien ne ressemble plus à une larve qu’une autre larve… Faut pourtant les entendre s’extasier ces pintades roucoulantes qui énumèrent les ressemblances évidentes, devant les yeux du père, le nez de la grand-mère… Et la mère qui se rengorge de fierté débordante devant l’avant projet baveux issu de ses entrailles… Tu parles d’une connerie !
Je me suis inventé une enfance voyageuse romantique. Comment, confié aux vents du hasard, je me suis posé, comment je me suis développé à partir du kit de survie amoureusement confectionné par ma mère aimante…, comment l’amour de mon algue m’a nourri… tout au long de mon enfance... puis de ma vie…
Mais tout ça c’est de la foutaise. Je suis un enfant de l’amour comme on dit pour ceux qui se retrouvent abandonnés dans un monde de cruauté, livrés à eux-mêmes et à toutes les perversions.
Je n’ai dû ma survie, qu’à ma ténacité et à la violente colère qui m’ont servi de mamelles…
Je suis né d’une engueulade entre deux spores d’opinion différente. Je n’ai pas eu de panier repas pour me nourrir, obligé dès le départ de me démerder avec ce que je pouvais glaner de-ci de-là. Un mycélium ridicule, affamé et grisâtre, un malnutri dont les autres Ascos se gaussaient sans relâche… Dans ma misère j’ai eu de la chance en rencontrant rapidement une tête molle de Cladonia, qui dans sa bêtise de dame patronnesse m’accueillit parmi les pauvres dont elle s’occupait pour distraire son ennui de grande bourgeoise. Cette vieille peau m’offrit l’opportunité qu’il me fallait. Je glissais mes filaments en elle. Elle poussait des petits cris tout en rougissant, mais me laissa faire avec le délicieux sentiment de s’encanailler sans grandes conséquences…
De cette liaison insane, je faisais des clichés pornographiques que je revendais à la sauvette… et que j’utilisais pour la faire chanter… Tiens regarde, issu directement de mes archives privées, me voici rosissant sous l’effort en train de me taper la matrone…
La bourgeoise qui aimait les mauvais garçons déchanta, si j’ose dire, sous mon chantage. Mais elle était coincée… Je lui pompais tout ce que je pouvais, lui piquant tout d’abord ses sucres dans un premier temps, puis je m’installai carrément chez elle. Elle lutta un peu avec des acides complexes, mais à ce petit jeu biochimique, j’étais beaucoup plus fort qu’elle et elle s’affaiblit.
Mais ce vol de territoire ne me suffisait pas. Il m’en fallait encore plus. Et puis faut dire elle me gonflait grave avec ses incessantes jérémiades et ses larmoiements séniles. Alors je décidai d’en finir pour de bon et je lui volai ses algues, qui depuis, me servent fidèlement. Aujourd’hui encore, leurs descendantes continuent de me nourrir.
Faute de nourriture elle s’étiola et finit par mourir alors que je la recouvrais totalement. Ce fut mon premier meurtre. J’en sortis bien grandi, car avec cette victoire et cette frénétique activité sexuelle, mes premières apothécies apparurent. Voici une image de mes toutes premières, mon acné de lichen en quelque sorte :
J’étais enfin sorti de cette enfance de merde, la tête haute et en parfaite condition physique. Les choses sérieuses allaient pouvoir commencer !
La vieille avait pour voisine, une mousse indolente qui s’étalait mollement dans l’autre moitié de l’immeuble. J’entrepris de la recouvrir patiemment et elle se laissa faire sans moufter. Je n’en tirais pas grand-chose si ce n’est encore plus de sucres pour accélérer ma croissance ce qui me permit de la recouvrir encore plus vite. Elle me fournissait en quelque sorte le carburant de sa propre invasion… Plus je la recouvrais plus je pouvais la recouvrir… Une sotte qui ne comprit jamais à quel point elle participait à mon sinistre projet. Même dans les tout derniers instants de son existence, elle ne se douta de rien… Vous dire le QI microscopique qu’elle se trimbalait… Pas une grosse perte !
Tiens, là je suis en train de la recouvrir, on la voit encore sous ma peau qui reproduit fidèlement ses formes, comme une couche de peinture :
Quand elle finit par mourir, j’étais en pleine maturité, enfin seul sur mon territoire entièrement nettoyé des inutiles qui l’encombraient. Je me fis oublier un moment tout en travaillant à me faire une respectabilité. Dans ce monde de m’as-tu vu, ce fut facile, car rien ne rend plus respectable que la réussite. Bientôt on m’invita partout et je fus de toutes les salonades… Paonnant aux côtés de célébrités dont l’origine de la fortune n’était souvent pas plus respectable que la mienne, tant il est vrai qu’on ne peut s’élever très haut sans écraser impitoyablement les autres…
Me voici à cette époque, dans la force de mon âge, un costaud bien habillé d’un sobre smoking, bien délimité, débordant d’étincelante vitalité, bref, un Lichen bien sous tous les rapports, en un mot : un notable !