Centropyxis: quelques réflexions...


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Centropyxis: quelques réflexions...

Messagede Gerard78 » 08 Mar 2011 14:17

Bonjour tout le monde,

Je reviens sur un sujet fort agréablement et rigoureusement présenté par Bertrand. Grand merci à ce dernier pour le petit "truc" permettant de renvoyer vers une page via un clic sur un mot...
En effet, je me suis intéressé ces derniers temps à un amibe à thèque qui hante mon élevage de rotifères (destinés à fournir le couvert à mes micro-larves d’insectes aquatiques), Centropyxis aculeata.
L’une de mes bestioles figure sur la photo suivante :
www_centropyxis.jpg
Exif et Meta MicroCartouche www_centropyxis.jpg (236.71 Kio) Vu 3993 fois


Elle appelle plusieurs remarques, qui vont d’ailleurs aller un peu plus loin que le cas de notre Centropyxidae, à son corps défendant (enfin, je crois !).
Attention, je vais être bavard ! :oops:
Pour ceux et celles qui ne connaîtraient pas bien ces amibes à thèque, j’ai fait un petit schéma à partir de mes photos (mauvaises, mais le but n’est pas là) en vue dorsale et latérale, aux fins d’expliquer la présence du cercle sur la surface de l’animal, que d’aucuns pourraient confondre avec un noyau, mais qui n’est que la « bouche » (peristome).
On trouvera plus d’explications un peu partout sur le web…
www_centropyxis-didact.jpg
Exif et Meta MicroCartouche www_centropyxis-didact.jpg (151.8 Kio) Vu 3990 fois

Bertrand nous a donc présenté, avec une démonstration très étayée, Centropyxis spinosa.

Or…
Si l’on reprend ce qui s’est publié sur la bestiole depuis qu’Ehrenberg l’a décrite, on a des surprises !
Cash (1905) a bien décrit une variété spinosa de Centropyxis aculeata, dont la diagnose dit notamment (c’est moi qui souligne) :
Test purely chitinous, without adherent sand-grains, semi-transparent ; yellowish brown when young, turning to a darker brown with age, and often partially or wholly covered with diatom frustules. (…)
Spines variable in number and also in length, of the same substance as the test, and frequently curved.”
Ce n’est guère parlant…
Dimensions: “Diameter in face view 120-140 µm; greatest width in side view 30-40 µm”
Donc, thèque nue (sauf frustules de diatomées), nombre d’épines variable…

Voyons donc les dimensions…
Lanza-Toha et al. (2008) présentent deux tableaux intéressants (tables 10 et 14), reprenant les données comparées de plusieurs auteurs relativement aux dimensions de C. aculeata, et de C. spinosa.
Je les reprends sous une autre forme (tableau sous pdf) pour l’analyse.
tableau centropyxis.pdf
(2.75 Kio) Téléchargé 22 fois

Si, à la lumière de ces données, je compare avec les mesures du Centropyxis de Bertrand (et si ma règle n’a pas fourché pendant les mesures !), j’obtiens :
Longueur thèque : 137 µm
Largeur thèque : 129 µm
Longueur péristome : 53 µm
On peut alors affecter la bestiole tant à C. spinosa qu’à C. aculeata selon les descriptions d’Ogden & Hedley (1980) et de Lanza-Toha et al., à l’exception de la longueur du péristome selon Lanza-Toha et al., limitée par ces derniers à maximum 37 µm (mais sur un échantillon de 4 individus, faible effectif au demeurant!).
Quant à Deflandre (1929), la largeur de la thèque est étrange tant pour C. aculeata que pour C. spinosa, sauf à l’attribuer à une mauvaise lecture par Lanza-Toha et al. de la publication de 1929 (que je n’ai malheureusement pas…). Sur la base de ces dimensions, les deux amibes seraient très oblongs, ce qui n’est pas le cas.
Donc, plein de questions…
La première réside dans l’érection de C. spinosa comme espèce.
On rappelle que Centropyxis aculeata a été décrit par Ehrenberg (1832) sous le nom d’Arcella aculeata. A été ensuite érigée la variété C. aculeata var. aculeata (voir Dalby et al., 2000).
Au passage, je rappelle que les dénominations infra-subspécifiques (donc variété, forme etc.) sont invalides au sens du Code International de Nomenclature Zoologique…
Mais c’est un détail ! ;)
Ehrenberg (1843, 1872) puis Leidy (1879) ont créé par ailleurs une variété discoïdes, reprise comme telle par Pénard (1890) avec le nom de genre Centropyxis, et aboutissant en 1980 à un Centropyxis discoïdes par Ogden & Hedley.
A côté de tout cela, on trouve trois C. constricta (variétés aerophila sensu Deflandre ; constricta sensu stricto ; spinosa – voir Dalby et al., 2000).
Il a aussi existé, pour la petite histoire, une forme duplicata de C. aculeata (Pénard citant Francé : « Francé a décrit comme « forma Duplicata » une variété qui semble résulter de la fusion de deux coquilles, et dont il a trouvé quelques représentants dans le lac Balaton. J'ai observé également un individu qui se rapporterait à cette forme, et qui montrait bien, par l'échancrure de sa partie postérieure et la position de ses cornes, qu'on avait affaire à une coquille anormale, comme on en peut trouver de temps à autre dans d'autres Rhizopodes également. »).
On ne retrouve plus cette « forme » ultérieurement, celle-ci ayant fort bien pu n’être que la mauvaise interprétation d’une simple reproduction d’un C. aculeata, ou un individu effectivement anormal…
Pour couronner le tout, on peut encore ajouter au moins deux remarques :
- dans son très beau travail de 1918, Root montre, sur 1056 individus cultivés de Centropyxis aculeata, que l’on trouve des individus à 0, 1, 2, … , 10 épines (donc ce critère de détermination semble a priori peu pertinent). Il démontre également, et c’est là que réside la grande originalité de ce travail, que des « parents » à 6 épines par exemple peuvent donner naissance à une progéniture portant 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, ou 10 épines ! Idem pour les « parents » à 5, 7, 8 épines, etc…Nous sommes loin de la permanence du caractère ! Et par conséquent, ce dernier doit être rejeté comme non-discriminant, tout simplement !
- dans de nombreuses clés de détermination (et donc dans les diagnoses qui les sous-tendent), on décèle de jolis raisonnements circulaires : voir par exemple la clé de Kumar & Dalby où l’on nous dit (traduction maison…):
- solution 1 : thèque moins aplatie que la solution 2, avec généralement 3 épines ou moins, mais pouvant en avoir plus (là, ce serait Centropyxis constricta var. constricta)
- solution 2 : thèque plus aplatie que la solution 1 avec 4 épines ou plus. (là, c’est C. constricta var. spinosa).

Plus circulaire, il n’y a pas, et plus flou, je ne sais pas faire ! :loco:
Pour en terminer (provisoirement) on peut aussi se référer au travail de Lahr et al (2008) qui , sur la base de 2120 individus, appartenant à 12 « taxa » (incluant donc les « variétés ») de trois morpho-espèces (C. aculeata, C. discoïdes, C ecornis) concluent 1) que C. aculeata et C. discoides appartiennent au même taxon, 2) que C. ecornis peut être un autre taxon, mais que des études complémentaires doivent le confirmer…

Cette pléthore de variétés et formes, érigées, au gré des auteurs, en nouvelles espèces, remises en synonymie, re-combinées, etc. aboutit à une sorte de bouillie taxonomique dans laquelle le naturaliste a toute chance de se noyer ! :bestiole2:
Chez un autre amibe à thèque par exemple, Difflugia tricuspis, Medioli et al. (1987) ont dénombré 98 espèces/sous-espèces/variétés/formes appartenant donc à la même espèce, malgré les morphotypes…

C’est d’autant plus déroutant que cette érection d’ « espèces » repose sur des ambiguités.
Si l’on retient la définition de l’espèce au sens de Mayr, ce qui était le cas au XXème siècle, et l’est encore souvent au XXIème, c’est-à-dire:que « les espèces sont des groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont génétiquement isolées d’autres groupes similaires », comment fait-on pour des êtres asexués ?
C’est la question qu’avait posée en son temps Sonneborn (in Schlegel & Meisterfeld, 2003), et qu’avait fort mal prise Mayr : « “[cette question] has led some authors to go one step farther and abandon the biological concept altogether”, en détournant ainsi le fond même du questionnement…
On a vu que morphologiquement, la distinction est loin d’être aisée.
L’approche écologique ne permet pas non plus de conclure, les milieux colonisés étant fort proches.
Sur le plan biogéographique, il est également impossible de dégager des pistes fiables, puisque C. aculeata par exemple se trouve tant en Amérique du sud, qu’en Europe, en Inde, en Chine, aux USA etc.
C’est d’autant plus intéressant que l’on oublie bien souvent le rôle des insectes et oiseaux dans le processus de colonisation : il a été montré (Parsons et al., 1966) que les odonates pouvaient transporter des spores de protozoaires (notamment sur les pattes), de même pour les Hemiptera aquatiques (Gerridae, Notonectidae, et dans une moindre mesure Corixidae) selon Schlichting & Sides (1969), etc.
Je passe sur la documentation paléontologique (mais on peut y revenir), qui existe, et décrit de très anciens amibes à thèque, notamment du Neoprotéozoïque (1000 – 540 Ma) (Porter & Knoll, 2000) ou par exemple un C. aculeata du début du Permien (300 -250 Ma) de l’Inde (Farooqi et al., 2010).
Cette documentation suggère une répartition cosmopolite ancienne de nos amibes.
Il reste donc l’approche moléculaire, mais là, à ma connaissance, il n’y a pas grand chose (voir le site de NCBI), puisque seuls un Centropyxis non défini, et C. laevigata ont bénéficié d’une étude…
Mais, et c’est le chat qui se mord la queue, comment déterminer ex ante l’organisme à séquencer, dans le fatras taxonomique actuel ?
Et si l’on séquence un organisme (donc qu’on le détruit au passage…) comment revenir à sa morphologie ?

Voilà pour aujourd’hui.
J’ai été un chouia bavard, probablement abscons :loco: et je m’en excuse, mais ce petit baratin n’avait pour vocation que de tenter de démêler une pelote de fils et d’attirer l’attention sur les problématiques complexes qui sous-tendent les descriptions d’espèces…
Pour celle qui nous concerne, je retiendrai pour ma part en l’état actuel des connaissances, et tant dans le cas du très beau cliché de Bertrand que du moins beau de votre serviteur, l’affectation spécifique de Lahr (op. cit) :
Centropyxis aculeata species complex (Ehrenberg 1838)…

et pas plus !

Bonne journée à toutes et tous (toutes, c’est parce que c’est la journée internationale de la femme…) ;)

Bibliographie succincte:


Cash J. & Hopkinson J. 1905. The British freshwater Rhizopoda and Heliozoa. Vol. I: Rhizopoda, part 1. Ray Society, London
Dalby A.P., Kumar A., Moore J. M. & Patterson R. T. 2000. Preliminary survey of Arcellaceans (Thecamoebians) as limnological indicators in tropical lake Sentani, Irian Jaya, Indonesia. Journal of Foraminiferal Research. 30(2):135–142
Deflandre, G. 1929. Le genre Centropyxis Stein. Archiv fur Protistenkunde, 67:323-375.
Ehrenberg C.G. 1832 (1831). Über die Entwicklung und Lebensdauer der Infusionsthiere, nebst ferneren Beiträgen zu einer Vergleichung ihrer organischen Systeme. Königliche Akademie der Wissenschaften zu Berlin Physikalische Abhandlungen, 1-154.
Ehrenberg C.G. 1843 (1841). Verbreitung und Einfluss des mikroskopischen Lebens in Süd-und Nord Amerika. Königliche Akademie der Wissenschaften zu Berlin Physikalische Abhandlungen, 291-446.
Ehrenberg C.G. 1872 (1871). Nachthrag zur Übersicht der organischen atmosphäilien. Königliche Akademie der Wissenschaften zu Berlin Physikalische Abhandlungen, 233-275.
Farooqui A., Kumar A., Jha N., Pande A.C. & Bhattacharya D.D. 2010. A thecamoebian assemblage from the Manjir Formation (Early Permian) of Northwest Himalaya, India. Earth Science India, 3: 146-153
Lahr D.J.G, Bergmann P.J. & Lopes S.G 2008. Taxonomic identity in microbial Eukaryotes: a practical approach using the testate Amoeba Centropyxis to resolve conflicts between old and new taxonomic descriptions. J. Eukaryot. Microbiol., 55(5): 409–416
Lansa-Tôha F.A, Alves G.M, Velho L.F.M., Robertson B.A. & Joko C.Y. 2008. Composition and occurrence of testate amoebae in the Curuá-Una Reservoir (State of Pará, Brazil). Acta Limnol. Bras. 20(3): 177-195.
Leidy, J. 1879. Fresh water rhizopods of North America. United States Geological Survey of the Territories Report, 12:1-324.
Medioli, F.S., Scott, D.B., and Abbott, B.H. 1987. A case study of protozoan interclonal variability: taxonomic implications. Journal of Foraminiferal Research, 17:28-47
Ogden C.G. & Hedley R.H., 1980. An Atlas of Freshwater Testate Amoeba. British Museum (Natural History), Oxford University Press.
Parsons W., Schlichting A. & Stewart K. 1966. In-flight transport of algae and protozoa by selected Odonata. Trans. Amer. Microsc. Soc. 85(4): 520-527
Penard, E. 1902. Faune Rhizopodique du Bassin du Léman. Henry Kundig, Genève. 712pp
Porter S. A. & Knoll A. 2000. Testate amoeba in the Neoproterozoic Era: evidence from vaseshaped microfossils in the Chuar Group, Grand Canyon. Paleobiology. 26 (3): 360-385.
Root F.M 1918. Inheritance in the asexual reproduction of Centropyxis aculeata Genetics 3: 173-206
Schlegel M. & Meisterfeld R. 2003.The species problem in protozoa revisited. Europ. J. Protistol. 39 : 349–355
Schlichting H.E. & Sides S.L.1969. The passive transport of aquatic microorganisms by selected Hemiptera. Journal of Ecology. 57(3): 759-764
Dernière édition par Gerard78 le 08 Mar 2011 18:52, édité 1 fois.
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Re: Centropyxis: quelques réflexions...

Messagede Fredlab » 08 Mar 2011 17:26

Hello
:shock:

eh beh... le jour où j'arriverai à pondre un tel article
excellent.
Merci.
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Re: Centropyxis: quelques réflexions...

Messagede Bertrand » 08 Mar 2011 18:23

Bonjour à tous,
Bonjour Gérard,

Merci Gérard pour ces éclaircissements. J'ai ajouté un erratum à mon sujet pour attribuer le nom correct à la petite chose.

Pour renvoyer vers la page via un clic sur un mot, c'est beaucoup plus simple que pour identifier Centropyxis :D
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Re: Centropyxis: quelques réflexions...

Messagede Gerard78 » 08 Mar 2011 18:44

Bonsoir !
Merci Bertrand pour le tuyau!
Je vais essayer d'éditer mon topo, et de pratiquer la modif (ce sera plus léger!). Encore chapeau pour ton cliché!
En fait, on peut ajouter un petit point: Lahr évoque le "species complex", car il n'a pas voulu, de son propre aveu dans l'article, faire oeuvre de taxonomie, donc de mettre brutalement en synonymie tout ce monde là.
On pourrait écrire, si Lahr l'avait totalement assumé: Centropyxis gr. aculeata (gr. pour groupe).
Mais comme dans son papier il n'a pas voulu, pour des raions que j'ignore, franchir le rubicon, on s'en tient momentanément là...
Merci à Frédéric pour son commentaire itou, mais je suis pour ma part bien incapable de rédiger quelque chose de lisible en matière de technique, et de façon aussi pointue et pédagogique que toi, donc.... ;)
Bonne soirée!
Amicalement
Gérard


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